L'Apocalypse de Baruch

09/01/2017 15:03

L'Apocalypse de Baruch en slave

Émile Turdeanu

 

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Turdeanu Émile. L'Apocalypse de Baruch en slave. In: Revue des études slaves, tome 48, fascicule 1-4, 1969. pp. 23­48;

doi : 10.3406/slave.1969.1979

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1969_num_48_1_1979

Document généré le 29/08/2016

 

L'APOCALYPSE DE BAR UCH EN SLAVE

PAR

ÉMILE TURDEANU

L'Apocalypse de Baruch est, avec le Livre des secrets d'Hénoch et la Vision d'Isaïe, un des trois grands apocryphes judéo-chrétiens composés dans le but de révéler à l'humanité les mystères des sept cieux. Sans avoir la richesse de traditions, d' « érudition » et d'enseignements moraux du pseudo-Hénoch, qu'il s'efforce pourtant d'imiter, et sans atteindre à l'élan mystique du pseudo-Isaïe et de sa grandiose féerie de la liturgie céleste, le pseudo-Baruch (ou Baruch III) (1) n'en reste pas moins un document littéraire et religieux impor­tant. Ses descriptions de la création du Paradis, de la construction de la tour de Babel, de la course du soleil et de la lune, du rapport que les anges pré­sentent, tous les soirs, de leur mission sur la terre, etc., ont été autant de récits merveilleux pour les lecteurs d'antan qu'ils sont aujourd'hui de sources pour connaître la tradition religieuse et populaire des premières commu­nautés judéo-chrétiennes.

L'ouvrage a été composé en grec, au 11e siècle, et Origène en parle, vers 225 (De Principiis, II, 3-6). Mais les seules rédactions grecques qui nous en soient conservées ne datent que du xve siècle! Le silence de plus d'un millé­naire qui sépare ces dates est, certes, déconcertant; ii est surtout grave pour la tradition du texte, car les copies actuelles sont suspectes, à plus d'un égard, et entachées d'interpolations récentes et fallacieuses.

L'histoire de l'Apocalypse de Baruch serait donc une entreprise bien pré­caire si elle ne recevait l'appoint extrêmement précieux des matériaux slaves. Deux versions, dérivées d'une seule et même traduction faite à une date qui se situe après le xiie siècle, nous permettent de suivre la carrière de l'apo­cryphe chez les Bulgares, les Serbes, les Croates et les Russes, jusqu'au xVIIIe siècle. Leur confrontation avec les manuscrits grecs nous permet éga­lement de déceler dans ces derniers certaines interpolations tardives et tendan­cieuses, qui ont souvent dérouté les exégètes de l'ouvrage.

(1) On désigne par « Baruch I » le livre attribué au patriarche par les Septante; par « Baruch II », un apocryphe conservé en syriaque, et par « Baruch III », l'apocalypse grecque et slave : voir R. H. Charles, Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament, II, Oxford, 1913; p. 470­471.

 

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I. LA VERSION GRECQUE

a.     MANUSCRITS ET ÉDITIONS.

Cette version est connue actuellement dans deux manuscrits du xve siècle : 1. Un codex du British Museum (Add. 10.073), décrit par Montague Rhodes James, dans ses Apocrypha anecdotes, II, p. xxxiii-xxxv (Textes and Studies, V, Cambridge, 1897), qui en publie les Actes de Thomas (p. 19-45) et l'Apo­calypse de Baruch (p. 84-94, et Étude, p. LI-LXXI); et 2. Un codex du monas­tère de Hagia (n0 46), dans l'île d'Andros, récemment collationné en regard du texte précédent par J.-C. Picard, Apocalypsis Baruchi graece, Leyde, 1967, p. 81-96 (Étude, p. 63-79). Le manuscrit d'Andros n'étant qu'un témoin effacé, J.-C. Picard a établi sa nouvelle édition toujours sur la base du manuscrit du British Museum, dont il donne, cependant, une lecture améliorée.

Une traduction allemande du texte de James se trouve dans E. Kautsch, Die Apokryphen und Pseudepigraphen des Allen Testaments, 1I, Tübingen, 1900, p. 448-457, et une autre dans P. Riessler, Altjüdisches Schrifttum ausserhalb der Bibel, Heidelberg, 1928, p. 40-54. Une traduction anglaise a paru dans R. H. Charles, The Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament, II, Oxford, 1913, p. 533-541 (et étude, de H. M. Hughes, p. 527-532).

b.    RETOUCHES ET INTERPOLATIONS ANCIENNES.

Tous les commentateurs du Baruch III ont remarqué ie mauvais état dans lequel se présentent aujourd'hui les chapitres IV et V de son texte. Il s'agit de la description du troisième ciel. Baruch y voit un serpent gigantesque qui boit tous les jours de la mer primitive une coudée d'eau; il apprend ensuite l'existence des 360 fleuves qui alimentent cette mer; passant un peu inopi­nément à un autre sujet, il demande à voir l'arbre du péché : ii se fait ainsi expliquer la plantation du Paradis, la séduction d'Adam et d'Ève par « la vigne », et la réhabilitation de cette plante sur les instances de Noé. Et après tous ces épisodes, le rédacteur revient, dans le chapitre V, au serpent gigan­tesque dont le ventre, nous dit-il, n'est autre chose que l'abîme même de l'enfer.

Il est évident que, dans cette rédaction, l'histoire du serpent se trouve décou­pée en deux parties que sépare la légende de la vigne. Le problème est donc de savoir si c'est la légende de la vigne qui est venue s'intercaler maladroite­ment au milieu du chapitre consacré à la répartition des eaux dans l'univers, ou si le deuxième membre de l'histoire du serpent n'est pas tout simplement une addition.

Les rédactions slaves ne sont pas solidaires sur ce point. La première ver­sion (Sr, Pz, P) présente un récit continu de l'histoire du serpent, après lequel suit, dans un chapitre unitaire (V), la légende de la vigne. Mais dans la seconde version (T), les deux membres de l'histoire du serpent sont disjoints, tout comme dans le texte grec, laissant place à la légende de la vigne, qui s'y

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARUCH EN SLAVE	25présente sous une forme plus développée. Cette correspondance entre la rédaction grecque conservée et la seconde version slave, qui pourtant sont loin d'être identiques, prouve que la corruption remonte à l'état byzantin du texte, voire même à une époque assez ancienne.

Peut-on préciser davantage? Pour pousser plus loin cette analyse, séparons les deux thèmes, celui du serpent et celui de la vigne, et considérons-les chacun dans sa propre évolution.

1. Le thème de l'enfer-dragon. La représentation de l'enfer sous l'aspect d'un serpent ou d'un monstre qui lui ressemble est judéo-chrétienne. Elle tire ses origines des zodiaques chaidéo-babyloniens, où un serpent immense, qui se confond avec la voie lactée, s'étale sur la voûte céleste à côté du soleil, de la lune et des autres astres. Une stèle (borne), qui date probablement du xue siècle avant ie Christ, le représente avec la tête au niveau de la lune et la moitié du corps dépassant le périmètre du cercle céleste (1). Or, Franz Boll précise que l'astrologie babylonienne, avec tout son cortège de croyances sur le monde céleste et sur le zodiaque, a pénétré en Égypte assez tard, à peine sous les Ptolémées et sous la domination romaine (2)• C'est donc très proba­blement ce serpent babylonien, naturalisé en Égypte et encore vivant dans les mythes des premiers siècles de notre ère, que Baruch a vu au troisième ciel. Un ouvrage contemporain, de source gnostique, la Pistis Sophia, le connaît lui aussi, enroulé autour du monde, la queue dans la gueule, tourmentant dans son ventre les âmes des pécheurs (3). Dans l'Apocalypse de Baruch ce monstre (une fois 6 6cpt.q, dans les autres cas ô 3pc'exc.,)v) assume un double rôle : tout d'abord, buvant tous les jours une coudée d'eau de la mer primitive, il l'empêche de déborder et assure ainsi l'équilibre des eaux dans l'univers; ensuite, son ventre sert de gouffre pour les âmes pécheresses. A son rôle cosmique s'ajoute une fonction eschatologique : c'est de la cosmo­gonie orientale repensée par un chrétien. Mais puisque tout ceci est dit au début du chapitre IV, quelle est l'utilité du chapitre V? Tout simplement de nous donner « la mesure » du dragon, c'est-à-dire de l'enfer : 6cov

·                                                                                                                                                                                                                                                                                              rpt.ocxoakw ( hgme ) 1/.6XMOÇ dCX01/TiZeTOCt, TOCrOC6TY)                                xot,Ma ŒûT0r.).
Pour donner un sens à cette phrase visiblement tronquée, il faut se reporter à sa source. Nous croyons la trouver dans
l'Apocalypse de saint Jean le Théologien. Selon cet apocryphe, la profondeur de l'abîme est 6crov gùvcc-roct ecv-hp Tptaxovtak-rilç xyMacct. Xfflov xal ckTCOM:SClOCC X&T(.0 siç -rôv Paeôv xal

(1)  Franz Boll, Sphaera. Neue griechische Texte und Untersuchungen zur Geschichte der Sternbilder, Leipzig, 1903, p. 201.

(2) Ibid., p. 190-191, et B. H. Stricker, De grote Zeeslang, Leyde, 1953. Le thème du ser­pent cosmique contribue lui aussi, à notre avis, à fixer la patrie de l'auteur du Baruch III —comme on l'a déjà supposé — dans cette Égypte romaine où les cosmogonies orientales sont venues se confondre avec la mythologie hellénique. Ce thème ne figure d'ailleurs pas parmi les mythes grecs décrits par Erich Kiister, Die Schlange in der griechischen Kunst und Reli­gion, Giessen, 1913 (« Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten », XIII, 2)

(3) G. R. S. Mead, Pistis Sophia. A Gnostic Miscellany, Londres, 1896 (3e éd., 1947, p. 265 et 267).

 

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atarii.c; z't>coct.        ou e,rv yedcast clç -côv 7Zuui.cva 1-où d:col.) (1). La durée du

temps que le bloc de pierre met pour atteindre le fond de l'enfer varie dans d'autres textes. Une traduction slave de l'Apocalypse de saint Jean le Théologien, ainsi que la fameuse Interrogatio Joannis des Bogomiles, qui la suit, donnent 3 ans (2, et c'est vraisemblablement le chiffre qu'il faut retenir comme plus conforme à la tradition. Cette manière d'exprimer la profondeur de l'abîme souterrain, inconnue des apocalypses judéo-chrétiennes, ne se lit que dans des textes relativement jeunes, parmi lesquels la Vision de saint Paul (3), qui est du Ive siècle, et l'Apocalypse de saint Jean le Théologien, qui ne remonte pas au-delà du vile siècle (4', sont les plus véné­rables. L'Apocalypse de Baruch ne l'aurait-elle pas reçue, peut-être par un écho oral, à une époque qu'il faut chercher entre le vue et le ixe siècle? Une telle hypothèse s'accorde bien avec une mentalité littéraire nouvelle, posté­rieure à la Vision de saint Paul et à l'Évangile de Nicodème (5). Saturés des visions célestes des apocalypses précédentes, les auteurs de ces apocryphes cherchent à explorer les tréfonds du monde souterrain, plus riche en ensei­gnements édifiants. L'écho qui vient se mêler d'une manière assez inattendue au récit de Baruch n'appartient pas au cycle des « ascensions », dont la belle époque est le He siècle, mais bien à celui des « descentes aux enfers », dont la littérature chrétienne connaît l'essor après le Ive siècle. Aussi voyons-nous dans ce trait une addition tardive.

2. L'Arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais si le deuxième membre de l'histoire du serpent cosmique n'est qu'une addition, alors, selon l'alternative que nous avons posée au début de cette discussion, l'épisode relatif à la vigne fait partie du texte primitif. Telle est, en effet, notre conclu­sion, qui s'oppose à l'opinion de M. R. James (a). Le fond du récit vient d'une couche de spéculations hébraïques au sujet de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. De quelle essence était cet arbre? Pour certains commen­tateurs de la loi (R. Meir) ce ne pouvait être que la vigne, puisque rien n'apporte aux hommes tant de joies et tant de pleurs que le vin. Pour d'autres (R. Néhé­mie), ce devait être le figuier, car c'est lui qui, après avoir perdu Adam et

(1)  C. Tischendorf, Apocalypses apocryphae, Leipzig, 1866, p. 87-88.

(2)  Jordan Ivanov, Bogomilski knigi i legendi, Sofia, 1925, p. 71.

(3)  Mais il n'y a aucune relation textuelle entre la description de l'Apocalypse de Baruch et celle de la Vision de saint Paul, que voici : « ...ut si forte aliquis accipiat lapidera et mittat in puteum valde profundum et post multarum orarum perveniat ad terram, sic est abyssus. Cum enim mittantur illic anime, vix post quingentos annos perveniunt in profundum » : M. R. James, Apocrypha anecdota, I, Cambridge, 1893, p. 29. Voir aussi, pour l'histoire du texte, Theodor Silverstein, Visio sancti Pauli. The history of the Apocalypse in Latin, together with nine Texts, 1935.

(4)  Sa mention la plus ancienne est à peine du ixe siècle : C. Tischendorf, op. cit., p. xvitt.

(5)  Voir maintenant A. Vaillant, L'Êvangile de Nicodème. Texte slave et texte latin, Genève-Paris, 1968 (Hautes Études orientales, I). L'apocryphe date du ve siècle.

(6)  Apocrypha anecdota, II, p. LXI-LXII : « The extremely abrupt transition from the subject of the dragon to that of the forbidden fruit in c. IV may probably indicate an interpolation extending to the end of the chapter : in V. the dialogue reverts to the dragon »,

 

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Ève, leur offrit une couverture (Gen. nt, 7). D'autres, enfin (R. Juda), pré­tendaient que la nourriture fatale a été le froment, car c'est lui qui donne à l'enfant la force de dire « père, mère », et d'accéder à la connaissance du bien et du mal. De ces commentaires, enregistrés dans le Talmud de Babylone, traité « Berakhoth », VI, 2, c'est celui en faveur de ia vigne qui a atteint la plus grande notoriété. Tout en négligeant la source importante qu'est le Talmud de Babylone, M. R. James cite le témoignage de R. Jehuda qui, dans son Midrasch sur la Genèse, propose lui aussi l'identité avec la vigne. A quelque six ou sept siècles de ces débats, la Palaea grecque énumère, parmi les fruits avec lesquels on a voulu identifier ie fruit défendu (produit, selon la Palaea, par l'Arbre de la vie), la figue et le raisin (1). La préférence que les commentateurs accordent en général au raisin relève d'une obser­vation très simple : quel autre fruit, se disent-ils, peut réunir dans son essence autant de « bien » ou de « mal », autant de vertus ou de vices, selon la con­sommation que l'on en fait, que le raisin? Et quel arbuste peut offrir le sujet d'une plus belle opposition que la vigne, entre le mal qui domine la Loi ancienne — la chute d'Adam — et l'espérance qui anime la Loi nouvelle —la communion avec le Christ dans le vin de l'eucharistie? L'auteur chrétien de Baruch III, hanté par les legs juifs, n'a pas hésité à s'approprier le vieux mythe : la présence, dans son récit, de noms comme celui de Samaël et de Sarasad, prouve son contact direct avec la mythologie religieuse juive. Le premier, en effet, n'est autre que l'ange de la mort des Hébreux, l'ancêtre de Satan, le héros funeste de l'Ascension d'Isaïe (2), tandis que le deuxième s'apparente de très près à l'angélologie d'une oeuvre aussi vénérable que le Livre éthiopien d'Hénoch (3). Un chrétien des vite-ixe siècles aurait difficile­ment pu broder dans son texte une variante du fruit défendu aussi bizarre, avec des noms juifs aussi caractéristiques. Par contre, l'auteur de l'apocalypse, émergeant à peine de la grande tradition juive, ne pouvait négliger ce mythe. Mais en le faisant sien, il n'en a pas moins essayé de réhabiliter le vin par un nouvel épisode. La légende du vin est le résultat de cette collaboration entre la tradition juive et l'esprit novateur chrétien, et nous n'avons aucune raison de lui retirer son ancienneté.

Mais il est vrai, et James et Charles l'ont fort bien fait remarquer, que la seconde partie de la légende, celle qui a trait à la restauration du vin et à son usage dans l'eucharistie, abonde en phrases de facture chrétienne. Sont-elles

(1) A. Vassiliev, Anecdota graeco-byzantina, Moscou, 1893, p. 190, et M. R. James, op. cit., p. LXII.

(2) Voir, en dernier lieu, Eugène Tisserant, Ascension d'Isaïe, Paris, 1909, p. 20-23, et R. H. Charles, op. cit., II, p. 155-162; pour le domaine slave, A. Vaillant, « Un apocryphe pseudo-bogomile : la Vision d'Isaïe », RÉS, XLII, 1963, p. 109-121, et Émile Turdeanu, « La Vision d'Isaïe : tradition orthodoxe et tradition hérétique », dans le recueil hommagial consacré aux saints Cyrille et Méthode, t. II, Thessalonique, 1968, p. 291-318. Une nouvelle édition, critique, de la Vision d'Isaïe vient d'être donnée par André Vaillant, Textes vieux-slaves, Paris, 1968, I, p. 87-98 (texte) et II, p. 72-82 (traduction et notes).

(3) Cf. l'ange Saraqaël, dans Hénoch, xx, 6 : M. R. James, op. cit., II, p. Lxii et 87, et R. H. Charles, op. cit., II, p. 537, note.

 

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à attribuer à l'auteur du second siècle? Leur portée théologique s'avère plus évoluée et, qui plus est, elles sont absentes de tous nos textes slaves. Elles sont postérieures à ia traduction slave et s'encadrent dans les préoccupations d'un second réviseur.

3. Les fleuves du Paradis. Un thème qui a subi des mutations impor­tantes à travers les différentes rédactions du Baruch grec est celui des fleuves qui alimentent la mer primitive. Le nombre de ces fleuves a été établi selon le comput juif qui divisait l'année en 12 mois de 30 jours chacun, avec un chiffre supplémentaire de 4 ou 5 jours, selon que l'année était bissextile ou non. Aussi le texte grec a-t-il 360 fleuves, dont « les premiers » sont 'AXpicxç, "A6upoç et 6 I'Aptx6ç (IV, 7). L'interprétation de ces noms, qui a désarmé M. R. James (op. cit., p. Lx), H. Maldwyn Hughes (dans Charles, Ap. a. Ps., II, p. 534) et d'autres commentateurs du texte, ne nous semble pas totalement insoluble. 'AXcptocç est certainement wAXcpstoç de Strabon (Geogr., VI, chap. n, 4) et de Pausanias (Descr. Graeciae, 1, V, chap. vii), fleuve du Péloponnèse : la mythologie enseignait qu'après avoir roulé « sous la mer, sans mêler à ses eaux la sienne» (1), il s'unissait avec la fontaine d'Aréthuse, dans l'île d'Ortygie, près de Syracuse, et s'en séparant de nouveau allait se perdre dans la mer. Sa tendre aventure avait inspiré des écrivains comme Ovide, Métam., V, 572-641, Virgile, Énéide, III, 694-696 et Églogues, X, 4, Lucien, Dialogi marini, III, etc., et c'est cette notoriété littéraire qui a assuré la renommée du fleuve dans le monde hellénistique et romain. "A6upoç ne peut être expliqué, à moins d'y voir une déformation de "A6uaaoç « sans fond », nom qui irait parfaitement à ce fleuve infranchissable qui défend l'entrée du premier ciel :(6)  no-rocp.èç 6v oûBeiS 86vcurat 7tCpaCrael. oct'yr6v (II, 1). rAput6g remplace ry'ev, un des quatre fleuves du Paradis nommés par les Septante (Gen. II, 13) et qui n'est pas représenté autrement dans l'énu­mération de Baruch HI (2). A ces trois fleuves cités par les éditions grecques comme étant les premiers des 360, of, npenot. 7C4VTCOV (IV, 7), tous les textes slaves ajoutent le Danube, l'Euphrate, àsapted Sr (lire a « et » 341a, Seifeoark T), qui est la métathèse de (Dure)» (Gen. II, 11), en septième place un fleuve Brroyck Sr. (3acbark T) qui est, nous le verrons, l'Indus, ensuite le Nil et le Tigre. (C'est par une fausse restitution que la seconde version slave cite le Tigre en deuxième place.) Enfin, seule la seconde version slave (T et B) nomme un dixième fleuve Iliperoyeit T, lIgporm,« B, qui nous est inconnu. En transposant ces noms en grec on obtient : 1. 'AXcpetoç; 2. "A6opoç ( = "A6uaaoç ?); 3. I'mptx6ç ( = Prelv ? ); 4. Aocvot56coç; 5. D'Jcppecroç; 6. Ztpc'ov (= (ter.o•Wv ); 7. 'Iv86ç; 8. Nei:Xoç; 9. llypcç. On remarquera

Stobée, Florilège, LXIX, 19, cité par A. Tomsin, La légende des amours d'Aréthuse et d'Alphée, dans « Antiquité classique », IX, 1940, p. 53 (et commentaires, p. 53-56). Cf. aussi K. Kretschmer, Die physische Erdkunde im christlichen Mittelalter,« Geographische-Abhandlun-gen », IV, 1, Vienne, 1889, p. 83.

(2) M. R. James, op. cit., II, p. 86, n. 32, propose la lecture yuptx6ç = Oceanus, désignant le même « fleuve » ou «océan • que nous croyons reconnattre sous le nom de "A6upoç = "A6uacrog.

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARL1CI-1 EN SLAVE	29qu'il s'agit d'une liste alphabétique en bonne et due forme. Elle a dû exister comme telle dans la rédaction grecque qui se trouve à la base de la tra­duction slave.

De quelle époque était cette liste? Elle ne répond pas à la tradition biblique, qui nomme seulement quatre fleuves du Paradis : eetacàv, rifjc;.)v, TEypt.ç, El'ipperrnç, en hébreu : Pischon, Gichon, Chidekkel, Phrat, et nous ne croyons pas qu'elle ait pu faire partie de la rédaction primitive de Baruch III, bien que les spéculations pour faire correspondre les fleuves du Paradis à ceux de ia topographie du monde contemporain n'aient pas manqué de se faire jour de bonne heure (1). Flavius Josèphe, dans ses Antiquités juives, I, 2, 3 propose déjà de reconnaître dans le Gange la prolongation sur ia terre du premier fleuve du Paradis, Phison. Engagés sur cette voie, les commentaires allèrent bon train et Épiphane, au Ive siècle, et Cosmas Indicopleustes, au ve siècle, voient eux aussi Phison se continuer dans le Gange et dans l'Indus, tandis qu'Éphrem le Syrien, suivi de Sévérien, évêque de Gabala, le retrouve dans le Danube. Combinant ces solutions, Césaire, frère de Grégoire de Nazianze, n'hésite pas à identifier Phison tout à la fois avec le Danube et le Gange. Dans un petit traité de

géographie intitulé 1-41 --Ctiv -csaaecpwv                               éxpuot.tivcov &7a) TOI)
Ilcxpcckf.crou, Phison est encore identifié au Danube, qui est cité sous ses deux noms : "Ia-rpoç pour son cours inférieur et Aocvol'›iimq pour son cours supérieur. Le dernier éditeur du traité, Scarlat Lambrino, le date « du ve ou du vie siècle ».

Ii est évident qu'à l'origine de ces identifications si disparates se trouve la constatation qu'un fleuve ou une rivière peut disparaître sous la terre à un certain point de son cours, pour réapparaître beaucoup plus loin sous la forme d'une résurgence (cf. les sources du Danube à Eschingen, la célèbre « Fon­taine de Vaucluse » chantée par Pétrarque, etc.). Mais l'observation était vieille comme le monde. En citant le fleuve Alphée en tête des cours d'eau qui sont censés tirer leur source directement du Paradis, les textes du Baruch grec nous offrent un brillant exemple, et curieusement méconnu jusqu'ici, de survivance, sous forme chrétienne, d'un mythe de l'antiquité, et nous permettent en même temps de comprendre les interprétations selon lesquelles le Danube, le Gange, l'Indus, etc., ont pu être considérés comme des « fleuves du Paradis ».

Mais ces interprétations appartiennent en générai à une époque plus récente que la date à laquelle a été composé le texte primitif du Baruch III. A notre avis, le répertoire des neuf fleuves du Paradis ne pouvait être dans ia rédac­tion byzantine de l'apocryphe qu'une interpolation redevable au même

(1) Nous empruntons les détails qui suivent à Scarlat Lambrino, « Les fleuves du Paradis », Mélanges de l'École roumaine en France, II, 2, Paris, 1924, p. 191-213. (C'est une regrettable erreur de l'éditeur qui a fait paraître cet article sous le nom de « Al. » Lambrino. Il s'agit en réalité de Scarlat Lambrino, plus tard professeur à l'Université de Bucarest. Voir une esquisse de son activité dans Fiinta Ronzdneascii, 3, Paris, 1965, p. 111-115).

 

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remanieur que celui qui a introduit dans le texte l'addition concernant la profondeur de l'enfer (chap. V). Comme nous l'avons déjà dit, le répertoire figurait encore dans la version byzantine qui se trouve à la base de la traduc­tion slave, mais il a été amputé dans le prototype des seules copies grecques qui nous soient conservées. L'amputation n'y laisse que trois fleuves, « les premiers » : elle est sûrement récente, et nous pensons qu'elle doit être mise en rapport avec la refonte que le texte a subie après le mie siècle, et dont nous parlerons plus loin.

Nous distinguons ainsi dans les chapitres IV et V de l'actuel Baruch III trois couches de textes : a. La couche judéo-chrétienne du He siècle ; b. Les retouches et interpolations que nous venons d'examiner, et qui se situent entre le VIIe et le ixe siècle; c. Les retouches et interpolations postérieures au mie siècle, qui sont propres au texte édité par James et par Picard.

c. RETOUCHES ET INTERPOLATIONS RÉCENTES.

e

Pour identifier ces retouches et interpolations, il suffit de comparer le texte grec avec chacune des versions slaves. En examinant les omissions et en regroupant les éléments supplémentaires, on arrive à cerner la personna­lité de leur auteur de façon assez satisfaisante.

Le nouveau remanieur est surtout préoccupé d'exploiter le récit à des fins doctrinaires et édifiantes. Relevant dans son texte l'identité du serpent cosmique avec l'enfer, il ajoute librement que celui-ci se nourrit « des corps de ceux qui ont mené leur vie méchamment » (IV, 5). Il s'étale plus lon­guement sur l'histoire de la vigne, qu'il amplifie de considérations concer­nant le dogme de la transsubstantiation. James a proposé une délimitation du passage remanié qui nous semble juste : il commence avec la question de Baruch sur l'utilité du vin (IV, 10) et finit avec les mots xcd. Tip 2ç Trocpetazcaov ctcro8ov (IV, 15). Des expressions comme Axa Osoi5, ou le nom de Christ Emmanuel donné à Jésus, contrastent violemment avec le fond du récit. Mais la plus belle innovation du remanieur est certainement celle opérée dans l'épisode des anges (chap. xi-xvn). Son texte de base faisant mention de trois catégories de messagers, le réviseur n'eut pas de peine à y saisir une analogie avec la parabole des deniers : les fleurs rapportées par les anges sont le bénéfice des deniers; en vertu de cette identité, il s'est cru autorisé à mettre sur les lèvres de l'archange Michel les paroles de l'Évangile selon Matthieu (xxv, 21-23) : 'Ent 6Xtyn krti nt.a-rof., bri. rcoL\ïàv Weicç XOCTOCO•TACrEL • elae0orre ciç line xocpecv -roll Koptou ietiàv (XV, 4). Aussi la page de cet épisode est-elle noyée dans une phraséologie chrétienne assez délayée.

En conclusion, le texte grec se caractérise par des longueurs et des para­phrases qui contrastent souvent avec le récit plus ramassé, et qui n'est pour­tant point condensé, des versions slaves. Sa forme moderne, imprégnée de théologie et chargée d'intentions édifiantes, est tout aussi éloignée du récit naïf et simple de l'original que l'était l'Église enseignante des xme-xive siècles,

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARLCH EN SLAVE	31dont le réviseur s'avère le porte-parole zélé, de l'Église naissante, dont une des premières tâches a été de se constituer un patrimoine littéraire avec les legs de la tradition juive. Le texte grec ayant été ainsi fortement rajeuni et amplifié, les versions slaves gagnent un intérêt documentaire accru.

II. LA VERSION SLAVE LONGUE

Les rédactions slaves de l'Apocalypse de Baruch publiées jusqu'à présent se répartissent en deux versions : l'une longue, l'autre courte. Elles dérivent d'une seule et même traduction, différemment traitée chez les Slaves du Sud et chez les Russes.

a. MANUSCRITS ET ÉDITIONS.

Toutes les copies de la version longue sont d'origine méridionale : serbe, croate et bulgare.

Proviennent du domaine serbe :

1.         Sr : Sbornik n° 466 de la Bibliothèque nationale de Belgrade, jadis dans la propriété de P. S. Srekovié, rédaction serbe de la fin du mn° siècle ou du début du )(Ivo siècle. Le manuscrit a été décrit par M. I. Sokolov, Mate-rialy i zamétki po starinnoj slavjanskoj literaturé, dans les Izvéstija istoriko-filologi5eskago Instituta knjazja Bezborodko v Néziné, t. XI, 1887-1889, p. 5-20. Le texte de l'Apocalypse de Baruch a été édité, par le même auteur, dans les Drevnosti, Trudy slavjanskoj kommissii imp. Moskovskago archeolo-gdeskago obl5estva, IV, 1907, p. 204-220, et reproduit par Jordan Ivanov, Bogomilski knigi i legendi, Sofia, 1925, p. 193-200.

2.         BI : Manuscrit n° 828 (115) de la Bibliothèque nationale de Belgrade, copié en 1409, en rédaction serbe, par un certain pope Pribil. Il est décrit par M. Speranskij, Belgradskija rukopisi, dans Bibliografiëeskaja létopis' , II, 1915, p. 3-12, qui en publie le Dit de l'empereur Phocas et de son épouse Théophano (p. 12-14) et une des rares rédactions de l'Apocalypse des Apôtres (p. 14-19). De ce même manuscrit, M. N. Durnovo avait publié une version du Roman d' Ahikar, dans les Drevnosti citées plus haut, IV, 2. On trouvera une nouvelle description de ce manuscrit dans Svetozar Matié, Opis rukopisa Narodne Biblioteke, Belgrade, 1952, p. 135-140 (no 196). Le manuscrit ayant été détruit dans l'incendie de la Bibliothèque, en avril 1941, nous ne savons de son texte de l'Apocalypse de Baruch que ce que nous a communiqué M. Spe-ranskij (op. cit., p. 10-11) : ii est identique à celui du ms. 509 de la Biblio­thèque nationale de Sofia, lequel, selon la remarque de Jordan Ivanov (voir plus coin, p. 32) correspond à son tour « presque littéralement » au ms. P.

3.         N : Sbornik n° 501 de la Bibliothèque de l'Académie des Sciences de Zagreb, rédaction serbe du xvie siècle. L'Apocalypse de Baruch a été publiée

 

32                                                                                                             ÉMILE TURDEANU

par St. Novakovié, dans les Starine de cette Académie, t. XVIII, 1886, p. 205­219, d'où elle a été traduite en allemand par N. Bonwetsch, Das slavisch

erhaltene Baruchbuch (dans les Nachrichten von der                 Gesellschaft
der Wissenschaften zu G6ttingen.
Philologisch-Historische Klasse, Gentin-gen, 1896, p. 91-101), en anglais par W. R. Morfil]. (Apocrypha anecdota, II, 1897, p. 95-102) et en serbe moderne par Dragoijub Paviovié et Radmila Marinkovié (Iz male knji5evnosti feudalnog doba, Sarajevo, 1954, p. 187-191).

4.      K : fragment de deux feuillets in-8°, retrouvé par V. V. Keanovskij dans le manuscrit n° 168 de la collection privée de M. Speranskij. Rédaction serbe du xvire siècle. Publiée dans les Izvéstija de l'Institut du prince Bezbo-rodko, Nain, t. XXII, p. 27. (Nous n'en connaissons que les variantes données par M. Sokolov, dans son op. cit., p. 233.)

Provient du domaine croate :

5.      Pz : Sbornik dit « de Petris », d'après ie nom de son dernier 'possesseur, copié en « très beaux » caractères glagolitiques, en l'an 1468. Signalé par Ivan Maetié, Hrvatska glagoljska bibliografija, Starine, XXXXIII, 1911, p. 271­272. Son Apocalypse de Baruch a été publiée et étudiée par Eduard Herci-gonja, « Videnje Varuhovo » u Petrisovu Zborniku iz 1468 godine, dans Zbornik za filologiju i lingvistiku, VII, Novi Sad, 1964, p. 63-93. _

Proviennent du domaine bulgare :

6.      P : Sbornik n° 629 de la Bibliothèque nationale de Sofia, f. 84 v°-93, rédaction bulgare du xvie siècle. Le manuscrit a été trouvé dans la ville de Panag'uriâte et a appartenu à l'historien M. Drinov. Le texte de Baruch a été signalé par V. Moèul'skij, « Istoriko-literaturnyj analiz sticha Golubinoj knigi », dans Russkij filologiceskij véstnik, XVIII, 1887, p. 191-192, et édité par M. Sokolov, op. cit., p. 220-223. Cf. aussi B. Conev, Opis na Ki kopisite i staropeatnite knigi pri Narodnata Biblioteka v Sofija, I, 1910, p. 442-449 (no 433).

7.      I : Sbornik n° 509 de la Bibliothèque nationale de Sofia, f. 62-68 vo, rédaction serbe avec bulgarismes, du xviie siècle. Signalé par Jordan Ivanov avec ces mots : « Le titre et le texte de l'ouvrage (de Baruch) correspondent presque littéralement à ceux du Sbornik de Panag'urigte » (op. cit., p. 191). Cf. aussi B. Conev, op. cit., I, p. 315-320 (n° 326).

b. LES MANUSCRITS SR, N, Pz ET P.

En éliminant le ms. I, inédit et sans intérêt, le ms. BI, détruit, ainsi que le fragment K, insignifiant et tardif, il nous reste à peser la valeur documentaire des deux copies serbes Sr et N, de la copie croate Pz et de la copie bulgare P.

 

L'APOCALYPSE DE BA RLC11 EN SLAVE                                                              33

Nous ne pourrons ie faire en détail dans le cadre de cet article. Qu'il nous soit donc permis de ne fournir ici, de la confrontation à laquelle nous avons soumis les mss Sr, N et Pz, d'une part, et le ms. P, d'autre part, avec le texte grec, qu'une conclusion d'ensemble.

En général, l'accord des manuscrits cités nous conduit à une traduction slave qui repose sur un original byzantin perdu, par rapport auquel le texte grec conservé n'est qu'un témoin secondaire. Cependant, cette version slave n'est pas exempte, elle non plus, de certains remaniements et corruptions : elle omet plusieurs passages primitifs et apporte un petit nombre d'additions.

Parmi les corruptions, nous notons dans le chapitre VI (qui absorbe les chapitres VI, VII et VITI du texte grec), tout un passage concernant le retour du soleil et du phénix de leur course, qui vient s'intercaler malen­contreusement au moment où l'on décrit le lever du jour (éd. Ivanov, 198, 4, après Ao necTona R0M1114), ainsi que l'omission, dans le chapitre IX (— grec XII, 6-7), des anges aux corbeilles remplies seulement à moitié. A côté de ces erreurs involontaires, on constate d'autres omissions qui ne sont peut-être pas fortuites : les allusions aux gentiles (I, 2) et au fleuve infranchissable qui défend l'entrée du premier ciel (II, 1), les 365 portes qu'emprunte successivement le soleil dans sa course annuelle (VI, 13); —et des remaniements : l'origine du phénix, expliquée par le grec avec les mots -rixTouai E t Trrépuyeq rupe, ( VI, 8), devient en slave $30411 ME nirlirromi oT(k)u,k « c'est le trône du Père qui m'a engendré », mais il faut comprendre « les trônes », ces anges en forme de roues de flammes (hébr. ophannim) qui soutiennent le siège du Créateur et que le Pseudo-Denys l'Aréopagite décrit à souhait dans sa Hiérarchie céleste, VI, VII.

L'auteur accueille aussi quelques échos populaires, qui forment l'objet de deux ou trois gloses timides. Il a une vague idée de la légende de Satanaïl-Satan et ajoute, à propos du vin, que les effets nuisibles que provoque son abus sont dus à la puissance que Satanaïl continue à exercer sur la vigne (chap. V). Pour être dualistes, ces traits ne sont point bogomiles. L'histoire de la vigne prend son départ dans la version primitive de l'Apocalypse de Baruch et la glose du traducteur sur l'influence que Satanaïl continue à mani­fester dans l'excès du vin n'est que le reflet d'une légende qui a dû avoir de multiples ramifications populaires (1). Le traducteur ajoute aussi quelques touches personnelles au seul épisode où ii pouvait retrouver certaines occu­pations familières : sa description des travaux auxquels se livrent ceux qui érigent la tour de Babel est celle de toute construction domestique de son pays.

D'autres additions relèvent d'une source savante : l'idée que, avant leur dispersion, les « 52 peuples » parlaient « le syriaque » (2), ou telle citation

(1)       Nous avons relevé ce problème dans « Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo bogomiles », Revue de l'Histoire des religions, CXXXIX, 1950, p. 177-181.

(2)      Voir André Vaillant, Textes vieux-slaves, II, p. 51, n. 36.

ÉTUDE% SLAVES

 

34                                                                      ÉMILE TURDEANU

empruntée à la Vision de saint Paul (1). Ainsi, aux dettes que ia Vision du Ive siècle aurait contractées à l'égard de la vieille Apocalypse de Baruch, la première version slave de cet apocryphe répond par des emprunts faits à la traduction slave de la Vision. Les deux apocalypses, dont l'une décrit le ciel et l'autre l'enfer, évoluent dans les mêmes milieux culturels et, se croisant de temps en temps, se passent réciproquement des éléments complémentaires.

Dans sa partie finale (chap. X et XI), la version slave marque un point important sur le texte grec. Ce dernier s'achève d'une façon brusque : xoci.

Xy.Qv p.a. ô 6iyyzXoç circsxocrécrrnaév          ro ecre dcpxil" ç, et c'est Baruch
lui-même qui recommande à ses auditeurs de connaître, par ses révélations, la gloire de Dieu. Les manuscrits Sr, N, Pz et P, soutenus également par la seconde version slave (ms. T), ne manquent pas de faire voir à Baruch, bien que très rapidement, l'endroit de supplice des pécheurs, accusant ainsi, par un contraste frappant, le caractère édifiant de l'ouvrage. Les pécheurs implorent la clémence du Juge Suprême, et Baruch obtient de son guide —un ange — la permission de s'associer à leur prière. Ce n'est qu'alors que la voix de Dieu se fait entendre pour ordonner que l'on ramène Baruch sur la terre, afin d'apprendre aux mortels les visions qu'il a eu le privilège de connaître.

Somme toute, l'intervention du traducteur se limite à quelques retouches et additions sans relief. Sa personnalité reste, dans l'ensemble, tributaire de l'original, et s'il a quelque souci de ramasser son texte, il le fait sans préjudice sensible pour ie fond du récit. Les divergences qui opposent aujourd'hui la version longue à la version courte sont imputables aux copistes ultérieurs. Quant aux tendances hérétiques qu'on a voulu lui attribuer, elles ne sont guère évidentes.

C. ÉPOQUE ET RÉGION DE LA TRADUCTION; SA DIFFUSION.

La rédaction la plus ancienne qui nous soit conservée de l'Apocalypse de Baruch, le manuscrit Sr, est serbe et date du mue siècle ou du début du mye siècle. Elle garde les vestiges d'un intermédiaire bulgaro-macédonien. Jordan Ivanov a relevé dans cette rédaction quelques traits bulgares,

comme la vocalisation de                en o : TO(111110, r000ro pour TrlitHIHO « exact »,
ropThizo « amer »; et de h en g : rvirrenh pour
niirreành « coq »; il a cru pouvoir citer également le mot roArkiink, lequel, cependant, n'est pas spécifiquement

(1) Voici les passages en question, le premier d'après le « Manuscrit de Tikveâ » publié par A. Naêov, dans le Sbornik za narodni unumvorenija, nauka i knienina, IX, 1893, p. 100-113, le second d'après Jordan Ivanov, op. cit., p. 200, 7-8 :

AOH,t1,EME HOKMOT CE; MUTE HE OttQa-                             AOHMOKE HOKAIOT CE; 4111TE 411 NE

TET CE H NE HOKAIOT CE, 4311 HMh                                       HOKAFOT CE H NE OBOATETIL CE, 431). CAMK

corecAto.                                                           cortwo

L'identité des textes nous empêche de voir, dans l'Apocalypse de Baruch, une réminiscence ancienne.

 

Zone de Texte: L' APOc:AL. Y PSE DE BARUCH EN SLAVE	35bulgare : 'royra roAtma 194, 32 « une grande affliction », 1E2g00 FOAtili0 199, 6 « un grand lac » (1).

Ce bulgare est de la Macédoine, comme l'indique cKQHAone « vrille » (y. si. caprKAArk, bulg. mod. cBpeue.n) et 4.10,K11 (forme attestée également par le Sbornik de Tikveà) pour ittx.acit et, si des formes comme noria 1.98, 25 « la lune », roAcnrwite 198, 4 « venant », nomoy 199, 29 « ils vinrent » ne sont pas imputables, dans Sr, au copiste serbe, il est occidental. En tout cas, c'est au copiste serbe que l'on doit la confusion courante entre a% et oy, surtout au début des mots comme : orropow HESO 194, 22 « le deuxième ciel », whinimat 194, 23 et opue,oat 194, 24 « nous (deux) entrâmes », EhilçéOCIIXI% 198, 6 et ovnpociix h 198, 1. « j'ai demandé », etc.

Le texte ne contient aucun archaïsme qui nous permette de repousser sa traduction au-delà du mue siècle : 441 oyarketiL 198, 21 « que j'apprenne » n'est pas un archaïsme à cette époque et negoy, cité, peut n'être qu'une forme occidentale du ms. Sr. Quant à la trace de l'Apocalypse de Baruch que Jordan Ivanov croit avoir reconnue dans l'Interrogatio Joannis (2), qui est du mie siècle, elle n'est guère probante. Dans Baruch III Satanaïl (recte Same') plante la vigne, dans l'Interrogatio le diable (diabolus) plante le roseau : le premier thème repose sur une tradition ancienne et écrite, le second vient d'une fabulation récente et orale.

La traduction est de l'époque de la Vision de saint Paul dont elle garde l'empreinte dans son épisode final (3).

Un problème inattendu se dégage de la comparaison de Sr et de Pz. Il a été soulevé par l'éditeur de ce dernier manuscrit, Eduard Hercigonja (4). Toutes les fois que le texte grec, Pz et les autres manuscrits contiennent le chiffre 40, Sr lui substitue le chiffre 20. C'est le cas de IV, 14, VI, 1 et d'un troisième exemple qui ne figure pas dans le texte grec : le char de ia lune est tiré lui aussi (tout comme celui du soleil : VI, 1) par 40 anges dans Pz, 20 anges dans Sr et 40 anges dans N. D'où provient l'erreur de Sr? Eduard Herci-gonja l'explique par un original glagolite : . it . en écriture glagolitique signifie 40 (comme dans Pz), mais le même signe en cyrillique n'a que la valeur de

20. Pour conserver dans son texte cyrillique le chiffre .                (= 20) là où il

aurait dû le transcrire par         . (= 40), le copiste serbe de Sr a dû avoir sous

les yeux un modèle écrit en alphabet glagolitique.

(1) Bogomilski knigi i legendi, p. 192-193. — (2) Ibid., p. 70.

(3)     Voir pour la carrière post-byzantine de cet ouvrage, L. Szepielewicz, Etjudy o Danté. Apokrifiéeskoe « Vidénie sv. Pavla », 2 vol., Char'kov, 1891 et 1892, et, plus récemment, Émile Turdeanu, « La Vision de saint Paul dans la tradition littéraire des Slaves orthodoxes », dans Die Welt der Slaven, I, 1956, p. 401430. La traduction la plus ancienne de la Vision est bulgare et date du mue siècle : p. 415-417.

(4)     Op. cit., dans le Zbornik za filologiju i lingvistiku, VII, 1964, p. 79-80, 85. On peut ajouter aux exemples relevés par Hercigonja un autre cas : Sr affirme (196, 27) que les eaux du Déluge ont dépassé de vingt coudées (. .) les montagnes les plus hautes, pénétrant dans le Paradis. Les autres manuscrits slaves (P, N) donnent, ici encore, le chiffre de 40: . dit.) cou­dées, résultant d'une interprétation libre de Gen. vil, 17 et viii, 6 (à l'encontre de Gen. vil, 20: « quinze coudées »).

 

36                                  ÉMILE TURDEANU

La remarque est pertinente. Mais elle ne concerne que la filiation de Sr. Car Eduard Hercigonja relève lui-même, cette fois-ci dans Pz, des chiffres qui s'expliquent à leur tour par un intermédiaire cyrillique (1), et trouve dans la langue de son manuscrit un mélange de formes serbes et croates (ékaviennes et ikaviennes), à base slavonne. La copie croate de l'apocryphe ne dément pas sa filiation d'une traduction faite au xiiie siècle, en Macédoine bulgare.

Partant de cette base, le texte s'est diffusé de bonne heure par deux branches de filiation : une branche serbo-croate, que représentent aujour­d'hui les manuscrits Sr, N, 131 (serbes) et Pz (croate), et une branche mixte, attestée par les manuscrits P (bulgare) et I (serbe, inédit). Les quatre premiers doivent à un intermédiaire commun, perdu, d'omettre le passage concernant le cinnamome et son emploi (chap. VI), ainsi que nombre de leçons erronnées : chap. I, P est le seul à conserver Riluorpm% 4,7caoq, en regard de r9a,49, Sr, absent dans N et Pz; pour esii.)vz, ecvepeere, dcvep brteuiltii)v 1, 3 (Dan. x, 11.) on a Mi1'6411, diumicoy »CEA41114 tro P, mais... OrPh. 71CatIOCTI1 mou Sr et N « de ta détresse », etc. En plus de ces erreurs, seul N omet tout l'épisode concernant la plantation du Paradis (chap. V).

Un schéma des manuscrits analysés ou simplement signalés ici serait for­cément arbitraire, car il ne saurait restituer l'intermédiaire perdu du manu­scrit Pz, glagolite, ni assigner une place sûre au ms. BI-, détruit, ni à la copie inédite I (orthographe serbe, mais texte plus proche du manuscrit bulgare P). Aussi nous contentons-nous de conclure sur l'importance que présente la comparaison des manuscrits Sr, Pz et P comme témoins de deux voies d'évo­lution qu'a empruntées de bonne heure la première version slave de l'Apo­calypse de Baruch.

d. UN RÉCIT BULGARE ORAL.

Diffusé dans un nombre de manuscrits sûrement beaucoup plus grand que ceux qui nous sont parvenus, l'Apocalypse de Baruch a acquis chez les Slaves du Sud la popularité d'un récit folklorique. Telle cette rédaction bulgare du xviiie siècle, publiée par P. A. Lavrov (2), qui forme une pièce des plus pittoresques dans le dossier de l'apocryphe. Elle n'est pas copiée d'après un modèle, et si elle se rattache encore à la tradition manuscrite de l'ouvrage, elle s'y rattache par une transmission orale.

Écrivant de mémoire, son auteur ne se souvient, de l'ensemble des visions, que des éléments les plus frappants, qu'il enfile dans un ordre assez correct, tout en brûlant les étapes et en situant sa description dans un seul ciel, qui précède « le troisième ciel », celui dont Baruch ne pourra pas franchir le seuil. Il campe mal son récit, empiétant sur les Paralipomènes de Jérémie et en

(1)   Ibid., p. 75 : . É. interprété comme 3, et • i• comme 6.

(2)   Apokriftéeskie teksty, dans le Sbornik otd. russk. jazyka i slovesnosti, LXVII, 1899, p. 149-151:

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARUCH EN SLAVE	37Zone de Texte: ETI11,S9 SLAVES	Anous fournissant ainsi, sans le vouloir, une indication sur l'évolution paral-

lèle des deux apocryphes. Selon lui, Baruch, envoyé par le prophète Jérémie chercher des figues, tombe dans un sommeil qui durera 70 ans : première

confusion, avec Abimélech. Pendant ce long sommeil, l'âme de Baruch visite

le ciel sous la direction d'un ange : seconde confusion, avec Jérémie cette fois-ci, dont l'âme reçoit les révélations divines pendant les trois jours que

son corps gît dans un sommeil léthargique. Mal engagé, le récit trouve sa vraie voie avec la description du monde céleste. Et cette description, faite dans la langue d'un Bulgare peu cultivé, avec sa phonétique dialectale et son vocabulaire familier qui le situent dans la région de Teteven-Gabrovo,

prend un aspect insolite, qui ne manque pas de saveur.

Déposé au ciel, Baruch voit apparaître devant lui un homme, idin éïljak, coiffé d'une couronne de feu : c'est le soleil. Son char (oreza) est tiré par des

anges, et un oiseau ailé, idna gadina sas krila, fait écran entre lui et la terre.

Une aile de l'oiseau touche l'Orient, l'autre l'Occident. Sur les ailes sont écrites ces paroles : niti sam ot nibietu, niti sam ot zimata, niti sam ot prestol Bo.zii « je ne suis ni du ciel, ni de la terre, ni du trône de Dieu ». Nous savons que l'allusion au « trône de Dieu », plus exactement « aux trônes

de Dieu » (ophannim), est propre à la version longue de l'ouvrage.

Baruch assiste au lever du jour et au couronnement du soleil. Une voix et un grand bruit — glas i garmel — annoncent le moment où « la lumière

se sépare de la lumière » (pour « des ténèbres »), et les anges portent la cou-

ronne (korunata) du soleil au trône de Dieu. Le non-sens est évident, et nous avons vu qu'il est imputable à la confusion du texte dans ia première version.

Le soleil apparaît, cependant ii n'est pas rayonnant et plein de force, mais il s'avance « comme un homme qui a couru et qui est essoufflé » katu èeiljak pubjahnalu i pukchnalu. Bien qu'épuisés, le soleil et l'oiseau rendent gloire au Père et à Jésus-Christ dans les termes de deux bons et sincères Chrétiens.

Baruch s'enquiert sur la durée du repos du soleil : mlogu pociva slancitu? L'ange lui répond : Quand le coq (pitel) chante à l'aube, quarante anges apportent la couronne et la placent sur la tête du soleil. Pendant sa course de l'Est à l'Ouest, le soleil s'afflige des injustices qu'il voit sur la terre, et sa couronne s'obscurcit : aussi, le soir, quatre anges prennent-ils sa couronne, la portent au trône de Dieu, « la lavent » (omivat angelite venecu) et Dieu, la bénissant, lui rend son éclat. A l'aube, recevant sa couronne « avec joie » (sas radus), le soleil rend de nouveau gloire au Créateur, et les anges répondent à son hymne « amen ».

L'intérêt de Baruch se porte ensuite sur le « cycle et la lumière » de la lune. L'explication qu'il reçoit rejoint, en gros, celle de la première version.

La lune a l'aspect d'une femme : mesic lik kato .eina. Elle voyage dans un

char (na kolilo) tiré par 40 anges. Elle a perdu une partie de son éclat lorsque, voyant le péché d'Adam et d'Ève, elle ne pleura pas et n'eut pas peur de la

colère de Dieu (ot gniaf Boiii). Le récit passe ensuite, sans transition, au lac qui alimente les nues. Il s'amincit, jusqu'à se réduire à une question et à une brève réponse. L'entrée du troisième ciel est défendue par deux grandes

 

Zone de Texte: (1) Émile Turdeanu, « Roumain Sarsaild, 4 démon' », dans RÉS, XXVIII, 1951, p. 151453.38                                                                                                             ÉMILE TURDEANU

portes fermées. Baruch interroge : « Qui entre dedans? » : koi flezi vatre? L'ange évite de répondre : « Retournons-nous de ces portes sacrées » : hadi da se varnim ot sveti tezi dveri. On entend un bruit, les portes s'ouvrent, « tebriel » descend et s'asseoit sur son trône. Les anges défilent en foule, présentant les cadeaux de la miséricorde à Gabriel, qui les remet au « Saint Esprit ». D'autres anges viennent, conduisant les âmes des justes — les «âmes », comme dans la Vision de saint Paul, et non pas les « prières», comme dans la version longue de Baruch III — lequel les confie elles aussi au « Saint Esprit ». Le défilé se termine, comme ii convient, avec une louange à la gloire éternelle de Jésus-Christ.

Refondu par la piété d'un écrivain rustique, l'apocryphe a perdu non seule­ment son habillement littéraire mais aussi maint épisode caractéristique comme, par exemple, la légende de la vigne et de sa réhabilitation grâce à Noé. Fortuite ou voulue, l'omission enlève au récit un de ses épisodes les plus attrayants, sans toutefois nuire à la carrière de ce mythe très populaire. Dans d'autres milieux ii connaîtra une fortune exceptionnelle.

e. L'ANGE SARASAËL DEVIENT UN DÉMON CHEZ LES ROUMAINS.

Aucun texte de l'Apocalypse de Baruch n'a été retrouvé chez les Roumains jusqu'à l'heure actuelle. Mais la trace de l'apocryphe subsiste dans leur langue, et même sous une forme des plus amusantes. Aujourd'hui encore, et sur l'ensemble du territoire roumain, on attribue au diable, parmi d'autres sobriquets, celui de Sarsailâ . Qu'est ce nom? Nous avons répondu ailleurs à cette question (1). C'est le nom de l'ange Sarasaël, par qui Dieu fit connaître à Noé qu'il pouvait replanter la vigne et en boire le suc perfide. Des copistes slaves (N, P, T) ont contracté ce nom en Sarsail, et le peuple roumain, con­sidérant cet ange comme un esprit tentateur, a fait de Sarsail ou Sarsailà — non sans une pointe de malice — un démon.

III. LA VERSION SLAVE COURTE a. MANUSCRITS ET ÉDITIONS.

La version courte de l'Apocalypse de Baruch est représentée uniquement par deux manuscrits russes :

1.         T : manuscrit du xve siècle, en semi-onciale, ayant appartenu à l'Aca­démie de théologie de Moscou (nos 363/679), aujourd'hui au Musée historique de ia même ville. Le texte en a été préparé pour l'impression par N. Tichon-ravov et publié après sa mort, dans le Sbornik otd. russk. jaz. i slov., t. LVIII, 1895, p. 48-54 des annexes.

2.         B : Sbornik ayant appartenu à la collection de E. V. Barsov, d'où il est passé dans la Bibliothèque de l'Académie de théologie de Kiev. Le manuscrit

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARCCH EN SLAVE	39Zone de Texte: 2 A.contient deux parties : une rédaction de la Vision de Basile le Nouveau et de son disciple Grégoire, copiée à la fin du xviie siècle, et un recueil plus ample, dans lequel on trouve, parmi d'autres textes, le Livre des secrets d'Hénoch, les Questions de Barthélemy (ou « Évangile de Barthélemy ») et, aux f. 112-115, l'Apocalypse de Baruch. Cette dernière partie a été copiée de la main du « sterzik » Ivan Ivanovië Kireevskij, en 1701. Le manuscrit a été décrit une première fois dans les Ctenija de l'Université de Moscou, 1895, II, p. 4042 des « protocoles », ensuite par M. Sokolov, dans la même publication, 1910, IV, p. 69-72, qui en publie le Livre des secrets d'Hénoch (ibid., p. 133-142) et l'Apocalypse de Baruch (Drevnosti, IV, p. 224-226).

b. LES MANUSCRITS T ET B.

Les deux rédactions russes sont loin de correspondre dans tout leur déve­loppement : aux libertés que prennent leurs copistes pour présenter tel épi­sode comme, par exemple, celui de la plantation du Paradis, s'ajoute une série de corruptions, de passages disloqués et d'omissions, qui accusent leurs dif­férences, sans toutefois mettre en cause leur descendance d'un intermédiaire commun.

L'entrée en matière est tronquée, gauche et conventionnelle : Erb aptiard or» maki « dans ce temps-là du début... ». L'action est aussitôt portée au second ciel. Les monstres qu'on y voit se trouvent dans « un palais immense » (nonaTa HEAFIKA Sil») ; ceci rejoint KAT" « maison » de la première version et s'oppose au grec netov « champ ». T et B sont ensuite d'accord avec le texte grec et s'opposent à la version slave longue, en assignant à la tour de Babel une hauteur de 463 sagènes.

Conservant la même allure pressée, le récit nous conduit au troisième ciel. Le serpent qu'on y voit git sur des rocs, Na FUMOIR, comme dans la version longue; il mange de la terre (Gen. III, 14), mais la comparaison « comme du foin », propre à Sr, N et Pz, manque.

L'épisode de la plantation du Paradis donne lieu à un récit chargé d'interpolations hétéroclites, plus développées dans T, plus concises dans B. Ainsi, seul T ajoute, en guise de transition, que l'homme a été créé « de la poussière de terre» apportée par «quatre anges ». La mention des quatre anges effleure une légende très connue. Ses rédactions complètes, qui revêtent de nom­breuses variantes, précisent que les anges ont apporté de la terre des quatre points cardinaux : ôtvcerokil, Ucscq, ecperog, ii.ecnw.6picc, dont les initiales ont donné le nom d'Adam. Cette habile trouvaille des Grecs a eu une fortune trop grande dans le folklore des peuples orthodoxes pour que nous nous mettions en devoir de chercher à son reflet dans T une source écrite (1). Après cette digression, T et B retrouvent le fil de l'Apocalypse avec la demande de

(1) La tradition est déjà enregistrée par le Pseudo-Hiéronyme, dans ses Commentaires au Nouveau Testament, t. V, p. 847: cité par J. A. Fabricius, Codex pseudepigraphicus Veteris Testamenti, Hambourg, 1722, p. 49-50. Voir également, pour d'autres exemples, N. Cartojan, Càrfile populare tri literatura romdnease, II, Bucarest, 1938, p. 38-39, et bibliographie p. 51-56.

 

Zone de Texte: (1) Nous avons donné les textes respectifs dans notre étude sur les «Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo-bogomiles Revue de l'Histoire des religions, CXXXVIII, 1950, p. 49-52.40                                                     ÉMILE TURDEANU

Baruch de se faire montrer l'arbre du péché originel. Les anges plantent le Paradis : l'archange Michel plante l'olivier « et c'est pourquoi. Michel s'appelle le Miséricordieux ». Allusion curieuse, qu'il faut expliquer par une étymologie populaire possible seulement en grec : Ur..1)[2,(,)v ou èleym.x6ç « miséricordieux » ( z:: gXsuç) interprété comme un dérivé de èXcci.rx « olivier » ou de Dxt.c'ùv « plant d'olivier ». La vigne, elle, est l'ceuvre de Satanaïl ((i0T011411,1% T, OaTatidH/11% B). Tous les copistes slaves, à l'exception du seul ms. P, qui se rapproche de la forme primitive, ont cédé à ia tentation de substituer à Exi.i.exl)X le nom de effrallelliAll. Cette unanimité même montre que le trait n'est pas bogomile, comme le croyait, avec d'autres, Jordan Ivanov. Les manuscrits T et B nous en apportent d'ailleurs une autre preuve. Ils racontent que Dieu, après avoir achevé la plantation du Paradis, le confia à Adam et ordonna à Michel de bucciner (M arkeroovaii), pour que les anges se réunissent et rendent gloire à l'ceuvre de ses mains. Tous les anges ont suivi l'ordre du Souverain, sauf Satanaïl qui rétorqua orgueilleusement : « Je ne rendrai point gloire au limon et à la boue ». Le ms. T continue, seul : « Et il dit : J'installerai mon trône au-dessus des nues et je deviendrai l'égal du Très-Haut » (Is. xiv, 13). Dans la mesure où l'archétype de ces textes ne reproduit pas un mythe fort répandu dans le folklore religieux des peuples orthodoxes, on doit le rattacher à l'Évangile de Barthélemy, qui a largement contribué à la diffusion de ce thème (1), et que l'on trouve justement en compagnie de notre apocryphe, dans le manuscrit B.

Le contact avec les sources byzantines — écrites ou filtrées par le folk­lore — se perd dans le détail suivant : chassé du Paradis, Satanaïl s'en va trouver le serpent et, se transformant en ver, se laisse avaler par celui-ci et réussit ainsi à s'introduire de nouveau dans le jardin céleste. Un dialogue a lieu entre Ève et Satanaïl. Il paraphrase dans un sens apocryphe les versets de Gen. III, 1-7 : le fruit défendu est ici le raisin et le diable donne, comme motif de l'interdiction d'en manger, la crainte de Dieu de voir ses créatures devenir immortelles. Il y a là, ont le voit, tout d'abord une confusion entre l'Arbre de la connaissance du bien et du mal et l'Arbre de la vie, confusion qui était presque générale dans les milieux populaires du christianisme primitif et qui a survécu dans plusieurs textes, comme la Palaea byzantine; ensuite, l'identité caractéristique de l'Apocalypse de Baruch entre l'arbre interdit et la vigne.

Une opposition inattendue sépare T et B, après l'histoire de la vigne. Le premier y reprend l'allégorie du serpent, exactement comme dans le texte grec (chap. V), tandis que B saute ou ignore ce passage, excepté sa phrase finale.

Le guide précieux qui a été jusqu'ici le ms. T nous quitte, tempo­rairement, au début du chapitre VI. Après quelques lignes qui se rapprochent

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARUCH EN SLAVE	41plutôt du texte grec que de la forme diluée de ia version slave longue, T saute environ deux pages. La lacune se place entre les mots concernant

le rôle du phénix : H WTHTla                                    apte% c;uutoo : MUTE                       ... et ceux
qui se rapportent à l'origine des nuées :...maE
WRA4411 fl9HEMAIOTIt. N'ayant pas remarqué cette omission, Tichonravov joint les deux bouts de phrase sans s'inquiéter du résultat confus qu'il obtient. Pour toute cette partie, nous nous reportons au seul ms. B, qui nous rend d'ailleurs d'assez mau­vais services. Qu'il abrège, c'est normal : ii ignore le nom du phénix et se tait sur les mots qui sont inscrits sur son aile. Mais il altère aussi cer­taines leçons : 4TO taCTIL rITHLIA tura « que mange cet oiseau? » devient chez lui 4TO UTE% nTuu,d tufa? «qu'est cet oiseau?». Pour l'énigmatique *4091EuL KHNQMOMQ « le ver du cinnamome » qu'exige le texte grec, VI, 12 : >tai Toi) axc;)krtoç ckcpasupe yi.ve-rocc xtvecp.m.tov, il nous sert un onguent curieusement nommé 4E0H6111 K1ierlid1111 «le coumane noir ». Les 365 portes du ciel sont réduites à 50. Le début du chapitre VII est négligé et le reste, ainsi que le chapitre VIII, est comprimé en quelques allusions.

L'histoire de la lune et de sa déchéance se présente dans B sous une forme plus proche de la version slave longue que du texte grec. Une différence : le char y est attelé par 12 anges-bœufs.

Une contribution intéressante à l'eschatologie primitive apparaît dans le chapitre X. Sur les bords du lac (qui se trouve dans le troisième ciel, précise le texte grec) une foule d'oiseaux de tailles inaccoutumées et de formes variées prient sans cesse le Seigneur. Le détail manque dans la version longue. Que sont ces oiseaux? Seul le texte grec y répond : ai tPUXOC1 Twv Scxociwv (X, 5) (1).

Nous retrouvons enfin le ms. T avec l'explication de l'origine de la pluie : les nuages sont d'origine céleste, et c'est folie que de prétendre qu'ils prennent leur source dans la mer salée et stérile. Le passage, propre aux deux versions slaves, manque dans le texte grec, mais cela n'est dû peut-être qu'à une concession faite à Job xxxvi, 26-28, sinon à un millénaire de progrès scientifiques.

L'entrée dans le cinquième ciel débute, dans B, avec une bévue. Que sont ces oiseaux (rmuu,b1) très grands? demande Baruch. Suivant le texte grec et T on attend ,e,a(phi EitAHKIII st» « (ces) portes très grandes ». Le copiste a sûrement lu amphi « fauves » au lieu de muet « portes » et a corrigé le non-sens qui en résulte par nTuum « oiseaux », que lui suggérait la phrase précédente. En échange, il nous conserve un bien précieux détail en affirmant que, à l'entrée du cinquième ciel, Baruch et son guide sont accueillis par Hénoch, le « scribe de justice », 11HUTEAK nomieli, qui marque sur les portes les noms des mortels qui y seront admis. De prime abord, l'allusion à Hénoch n'a rien d'insolite. Le ms. B ne contient-il pas, justement, une rédaction du Livre des secrets d'Hénoch? Mais en y regardant de plus près, on constate qu'il n'y a, en l'occurrence, aucun rapport entre les deux ouvrages. Le Litre

(1) Voir pour l'évolution de ce thème, Georg Weicker, Der Seelenvogel in der alten Litteratur und Kunst. Eine mythologisch-archaeologische Untersuchung, Leipzig, 1902.

ÉTUDES SLAVES                                                                                                                       2

 

42                                          ÉMILE TURDEANU

des secrets d'Hénoch décrit le voyage que le patriarche fait aux cieux avant sa consécration comme gardien des mystères divins et se contente de lui donner l'épithète de «grand scribe» (1). Le titre de ypcq.c.t.tcereùç -r7)ç ecknezEccç apparaît dans l'Hénoch juif (ou ler Hénoch xv, 1). Nous le connaissons également dans la Vision de saint Paul, qui situe Hénoch aux portes du Paradis (au troisième ciel, selon II Cor. xi', 2-5) et lui donne le rôle d'y inscrire les noms des justes. Plus précisément, nous rencontrons l'épisode et le titre en question dans la traduction latine de la Vision, dont on conserve un texte du vIII e siècle (scriba iusticiae) (2), ainsi que dans une traduction syriaque, tardive (« scribe of righteousness »). L'épisode se main­tient encore dans la version grecque actuelle de la Vision, écourtée, mais le titre y est changé en ô [..t.dcp-ruç rç krxc'eriç -iip.épag, tandis qu'épisode et titre sont absents de toutes les rédactions slaves de la Vision (3). Ceci exclut d'emblée l'hypothèse d'un emprunt fait par un copiste russe à la Vision, et nous oblige à admettre que le détail a existé dans l'original de la traduction slave de l'Apocalypse de Baruch, et peut-être même dans la première forme de cet ouvrage, qui l'aurait passé, avec d'autres éléments caractéristiques (chap. XI-XVI : cf. aussi M. R. James, op. cit., p. Lxix-Lxxi) à la Vision de saint Paul. Un nouvel examen des éléments que l'Apocalypse du He siècle a prêtés à la Vision du Ive siècle s'avère, à notre avis, nécessaire.

Le ms. B, incomplet, s'arrête au début de l'épisode où les anges se présentent devant l'archange Michel pour lui faire le rapport de leur mission. T continue, appuyé par la version grecque et différent de la version slave longue. Tout comme le grec, il connaît l'existence de la seconde catégorie d'anges, ceux qui craignent de n'avoir pas bien rempli leur rôle auprès des hommes. Il présente aussi, dans un ordre fidèle, les allées et venues de Michel entre le cinquième et le septième ciel, et cette partie surtout est importante, car elle nous permet de dégager du texte grec actuel les additions que nous avons signalées au début de cette étude.

Comme dans la première version slave, le récit s'achève avec une vision rapide de l'enfer, nous indiquant ainsi sa descendance de ia même traduction.

C. ORIGINE DE LA VERSION COURTE.

Cette version simple, raccourcie dans l'ensemble et pourtant truffée par endroits d'éléments folkloriques, a toutes les caractéristiques d'un récit populaire. Elle frappe par sa naïveté, et cela non seulement en regard du texte

(1)   André Vaillant, Le Livre des secrets d'Hénoch, Paris, 1952, p. ix et 2, 4.

(2)   M. R. James, Apocrypha anecdota, I, p. 21.

(3)   Voir, pour les textes grec et syriaque, C. Tischendorf, Apocalypses apocryphae, Leipzig, 1866, p. 49-50, et pour les textes slaves, Émile Turdeanu, article cité, dans Die Welt der Slaven, I, p. 413.

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARUCH EN SLAVE	43Zone de Texte: 2 B.grec actuel, auquel le second reviseur a donné une teinte doctrinale, mais aussi en comparaison de la version slave longue (1).

Quelle est l'origine de cette nouvelle version? Est-ce la traduction d'une version grecque perdue, comme l'a supposé Matvej Sokolov, ou tout simple­ment le résultat de la liberté avec laquelle des copistes successifs ont traité l'unique traduction slave, comme le pense Eduard Hercigonja?

L'hypothèse d'une nouvelle traduction du grec ne manque pas d'argu­ments. T est le seul à conserver un mot comme iuNTHH (que son copiste écrit d'ailleurs MUJFITHH), du grec Xév-nov «linge », et il a un vocabulaire distinct de celui de la version longue (P et Sr) : nomma en regard de KAE1791, OTOOKII pour ArikTlilliTlà, HEAHKIII MOIC*1%. pour HCHGAH (OL yiyav-csç), KOAECHH44 pour 090V}KHIZI (41.e.oc), Koriteh pour KOH1146HHL41 (cptdcX-1), etc. L'auteur de cette version prétend établir un rapport entre èXv;IF.r.wv et èXodoc; ii garde des bribes de phrase comme EMBAT% BEC% garkTrla (T et B), correspondant à .psv ir&v etveoç (IV, 10); il conserve maint passage perdu dans la version longue, comme celui qui représente les âmes des justes sous la forme des oiseaux ou celui qui situe Hénoch à l'entrée du cinquième ciel. Ces arguments peuvent-ils emporter la conviction? Nous ne le pensons pas. Si différence de vocabulaire ii y a, c'est que l'auteur de cette nouvelle version remanie son texte, en éliminant certains mots slavons périmés, mais en gardant d'autres comme AEHTHII, qui n'est pas rare à l'époque, puisque Miklogié et Sreznevskij en notent plusieurs exemples. Quant à la façon d'interpréter l'épithète de « miséricordieux », elle pouvait lui venir, avec les autres passages primitifs qu'il possède en propre, de son modèle méridional.

Tout compte fait, nous optons pour la seconde hypothèse. Avec, toutefois, quelques remarques qui nous semblent situer le problème sous un jour plus clair. La version russe n'est pas seulement raccourcie, elle est surtout maladroite. Elle entre de plain-pied dans le sujet, sacrifiant les deux cha­pitres introductifs du récit, laisse tomber des passages entiers et ne craint pas les interpolations les plus hardies, comme celle où, en pleine visite de Baruch, elle raconte sur un ton « contemporain » la création de l'homme! Elle prétend que le phénix vole « au-dessus » (Ripxoy) du char du soleil, lorsque, en réalité, son rôle est de se faire écran entre le soleil et la terre, et elle affirme que le tonnerre qui retentit à la descente de l'archange Michel du septième ciel est plus fort nen rupearo « que le premier », mais oublie qu'elle n'a pas fait mention du premier. Nous passons sur d'autres exemples. De toutes ces curiosités on recueille l'impression d'un texte récrit très librement, sans art et sans rigueur, par un scribe passablement fantaisiste.

(1) Nous ne partageons pas l'opinion de M. Sokolov et W. Ltidtke (Beitrage zu slavischen Apokryphen, dans Zeitschrift far alttestamentliche Wissenschaft, XXXI, 1911, p. 219-222) qui considèrent cette version plus proche de l'original grec perdu que la version slave longue. Si elle apporte quelques éléments nouveaux, sa trame d'ensemble n'en est pas moins très défi­ciente.

 

Zone de Texte: (i) Émile Turdeanu, « La Palaea byzantine chez les Slaves du Sud et chez les Roumains », dans la Revue des Études slaves, t. XL, 1964, p. 195-206 (Mélanges André Vaillant).44                                   ÉMILE TURDEANU

Ce remanieur, est-ce un Russe? Est-ce un Slave méridional? Son ouvrage n'a été retrouvé qu'en Russie. L'emploi du verbe rpearni (rpet#F1 51, 18; PORtei,ETE 53, 17; rpaekTg 53, 19) est courant en slavon russe, mais il est connu égaiement du traducteur (voir supra, p. 35), auquel appartient en tout cas une forme comme ovate 53, 10. C'est encore à celui-ci ou à un intermédiaire méridional que l'on peut attribuer les quelques exemples cités, qui indiqueraient une certaine connaissance du grec.

Nous ne pouvons nous empêcher de comparer le fruste remanieur de l'Apocalypse de Baruch aux scribes modestes de la Macédoine et de ses confins slaves qui, à la fin du )(Ive siècle et au début du xve siècle, nous ont légué, en partant d'une respectable traduction faite au mie siècle, les versions abrégées de la Palaea, tout aussi libres et pittoresques que la version courte de Baruch (1). Cependant, pour localiser ce remanieur, il nous faudrait des arguments plus précis que ceux dont nous pouvons dis­poser dans l'état actuel de notre documentation.

d. UN APOLOGUE RUSSE TIRÉ DE L'Apocalypse de Baruch.

De tous les épisodes vulgarisés par la seconde version slave, c'est le récit concernant la plantation du Paradis et l'origine de la vigne qui a connu la plus grande diffusion.

Nous avons vu (supra, p. 26-28, 40) ies formes sous lesquelles cet épisode apparaît dans les différentes versions de l'Apocalypse de Baruch. Tandis que le texte grec se contente d'affirmer que l'arbre de la chute d'Adam et d'Eve

a été la vigne, et que celle-ci a été plantée par Same' :          eci.riteXôç kr-rtv,
->jv ècpsyrzucysv ô dcyr:Àoç Socp.allX, IV, 8, les deux versions slaves déve­loppent ici toute une petite légende. Le jardin céleste a été planté par 200000 anges (P), sous la direction de l'archange Michel : Michel lui-même planta l'olivier (supra, p. 40), Gabriel le pommier, Raphaël le cognassier, « Isaïl » P (Uriii T et B) le noyer, Sarasaïl (P) l'osier, « Samanaïl » P (Satanaïl Sr, Pz, T et B) la vigne.

Avant de passer plus loin, rappelons deux remarques que nous avons déjà faites : 1. En nommant l'ange qui planta la vigne « Samanaïl », le ms. P, le plus conservateur de tous, nous révèle sa dépendance du texte grec; 2. La présence de cet épisode dans les deux versions slaves montre qu'il a bien existé dans la rédaction grecque (perdue) qui se trouve à leur base. Nous sommes donc en droit de supposer que, dans le texte grec conservé, l'énumération des anges a été amputée, tout comme l'énumération des fleuves du Paradis y a été réduite de 9 à 3. Et dans les deux cas nous croyons déceler l'intervention de ce réviseur zélé qui, entre le mue et le xve siècle, a donné à la version grecque une tendance édifiante plus accusée.

Que pouvait-on reprocher à la curieuse histoire? Sans doute, l'idée d'une création secondaire, qui ne relève pas de l'action unique et directe de Dieu.

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARLCI1 EN SLAVE	45Cette conception est antérieure à la doctrine chrétienne et lui reste étrangère. Sous sa forme la plus générale, celle d'un mythe pluraliste ou dualiste de la création, elle existe dans le fonds spirituel de toute une humanité primitive, et sous toutes les latitudes du globe (1). Sous la forme spéciale qu'elle revêt dans le thème de la « plantation du Paradis », cette conception d'une création indirecte, par plusieurs mandataires dont un au moins se révèle mal inten­tionné et insoumis, caractérise la plupart des enseignements gnostiques. Passant au crible les différentes sectes de son temps, Hippolyte de Rome (2) s'en prend à un certain Satornil (ou Saturnil) d'Antioche, disciple de Ménandre, contemporain de Trajan, selon lequel la création du monde est le résultat d'une action de second ordre. Dieu suprême, unique et invisible, ayant appelé à la vie éternelle les anges, les archanges, les Vertus et les Puissances, sept anges ont créé à leur tour le monde et tout ce qui s'y trouve. L'homme lui-même a été créé par les anges; mais, faible comme eux, ii rampait à terre comme un ver, avant que Dieu ne l'ait pris en pitié et ne lui ait envoyé l'étincelle de la vie. Aussi les hommes sont-ils bons ou mauvais, selon la nature des anges qui les ont faits.

Nous citons Satornil comme une simple référence, et nullement comme une source. Nous le citons justement parce que sa doctrine, qui tire sa matière des enseignements gnostiques antérieurs, est « aussi peu originale que pos­sible » (3).

Tout en étant d'origine gnostique, l'idée d'une création secondaire, par les archanges ou les archontes, ou par une fouie d'anges à leurs ordres, avait pris un caractère populaire, folklorique, et, comme telle, elle a revêtu au cours des siècles différentes formes. La Légende de la sainte Croix, par exemple (4), raconte que les arbres dont on a fait les croix des deux larrons du Golgotha ont été semés par Satanaïl. Au début des âges, il n'y avait au monde que Dieu et Satanaïl. Dieu voulut semer les différentes essences d'arbres, mais Satanaïl lui vola trois graines, les enfouit au milieu du Paradis et demanda à Dieu de les bénir. Dieu acquiesça, mais le fit en son nom. Aussi lorsque Satanail alla voir l'arbre issu de ses semences, celui-ci le chassa en le frappant avec ses branches. C'est depuis lors que Satanaïl est devenu un démon. L'arbre avait trois troncs : l'un était dédié à Adam, l'autre à Ève, le troisième, celui du

(I) AI. Veselovskij, Dualistiéeskija povéda o mirozdanii, Sbornik otd. russk. jazyka i sloves-nosti, XLVI, 1890, p. 1-116; M. P. Dragomanov, Dualistdeskoto mirotvorenie, Sbornik za narodni umotvorenija, nauka i kniEnina, VIII, 1892, p. 257-314, et X, 1894, p. 1-68. (Il en est maintenant une traduction anglaise, de Earl W. Count, The dualistic Creation of the World, La Haye, 1961). Voir aussi Mircea Eliade, « Mythologie asiatique et folklore du Sud-Est euro­péen », Revue de l'Histoire des religions, 1962, p. 157-212, et S. G. F. Brandon, Creation Legends of the Ancient Near East, Londres, 1963.

(2) Saint Hippolyte, Philosophumena sive haeresium omnium confrontatio, texte grec et latin, Paris, 1860, p. 367-368.

(3) Eugène de Faye, Gnostiques et gnosticime, 2e éd., Paris, 1925, p. 433.

(4) M. I. Sokolov, Materialy i zamétki po starinnoj slavjanskoj literaturé, dans les Izvéstija istoriko-filologiZeskago Instituta knjazja Bezborodko v Nainé, XI, 1887-1889, p. 73-211, et N. Cartojan, Ceirtile populare tri literatura romdneascei, I, 1929, p. 125.

ÉTUDES SLAVES

 

Zone de Texte: (1) Signalés par A. I. Jacintirskij, Bibliograftéeskij obzor apokrifov v juinoslavjanskoj i russkoj pie mennosti, I, Petrograd, 1921, p. 231.4.6                                                                                                          ÉMILE TURDEANU

milieu, à Dieu. Quand Adam céda à la tentation, son tronc tomba dans les eaux du Tigre, qui le fit flotter hors du Paradis; celui d'Ève fut charrié par le déluge jusqu'aux eaux de Merra. Réunis à Jérusalem avec un autre tronc d'essence miraculeuse, ces arbres ont fourni le bois dont on a taillé les trois croix du Golgotha.

La Légende de la sainte Croix nous offre un aspect dualiste et tardif du mythe de la plantation du Paradis. Elle se situe au terme opposé de l'Apoca­lypse de Baruch, où le vieux mythe garde et sa simplicité et son caractère pluraliste. C'est cette forme primitive qui a dû subsister dans la rédaction grecque perdue qui se trouve à la base de la traduction slave.

Dans les milieux russes, où il a été diffusé par la seconde version de l'Apoca­lypse de Baruch, le mythe de la plantation du Paradis a pris un sens nouveau, en même temps qu'il a acquis une existence autonome. Il est devenu, surtout, le mythe de la plantation de la vigne, et, comme tel, il a fourni à un moraliste anonyme le sujet d'un petit apologue sur les méfaits de l'abus du vin.

Nous connaissons cet apologue dans trois manuscrits (i) :

1.       Tolst. : Manuscrit F I, no 209, de la Bibliothèque Publique de Leningrad (actuellement Bibliothèque Saltykov-Sêedrin), provenant de la collection du comte F. A. Tolstoj (no 214). C'est un Izmaragd du xve siècle. L'apologue se trouve aux f. 291-293 vo et a été publié par M. Sokolov, op. cit., dans les Drevnosti de Moscou, IV, 1907, p. 228-231. Voir aussi K. F. KaiajdoviC et P. M. Stroev, Obstojatel' noe opisanie slavjano-rossijskich rukopisej, chra-njaMich,sja v Moskvé v biblioteké... gr. Fedora AndreeviEa Tolstogo, Moscou, 1825, p. 138.

2.      Sbornik du xvie siècle, dans la Bibliothèque Synodale de Moscou, no 330 (682), f. 328-337. Voir A. V. Gorskij et K. I. Nevostruev, Opisanie slavjan-skich rukopisej Moskovskoj Sinodal' noj Biblioteki, II, 3, Moscou, 1862, p. 752-753.

3.      Sbornik du xvne siècle, dans la Bibliothèque Saltykov-Sëedrin de Lenin­grad, ancienne collection Pogodin n° 1938, f. 106-107 vo.

Tel qu'il nous est rapporté par la copie du manuscrit Toist., ia seule qui soit publiée, l'apologue débute avec l'ordre que le Seigneur donne à ses archanges de planter le Paradis : Michel l'olivier, Gabriel le pommier, Urie! le noyer, Raphafl le cognassier, « Satanafl » la vigne, AOSORHH'HOM. Quatre anges apportent la « poussière de terre » (cf. supra, p. 39) dont le Seigneur bâtit l'homme. Baruch se fait montrer l'arbre du péché : c'est ia vigne, qui

 

Zone de Texte: L'APOCALYPSE DE BARUCH EN SLAVE	47avait été plantée par Satanail. Quand Dieu a maudit Satanail, ii a maudit en même temps son oeuvre. Et Baruch de demander : Si Dieu a maudit la vigne, comment se fait-ii qu'elle soit devenue de nouveau utile? Suit l'explication de l'ange : le déluge a charrié hors du Paradis un plant de vigne, Noé le trouva, le reconnut, pria Dieu de l'instruire, reçut la visite de l'ange et replanta la vigne.

« Et Dieu dit... » Mais ce que Dieu dira à Noé n'est pas extrait de l'Apocalypse de Baruch. L'apport du vieil apocryphe au petit écrit moralisateur s'arrête ici. Par surcroît, cet apport est sommaire, dépouillé de cette érudition qui allait si bien avec la prétention des anciens commentateurs juifs de ne rien laisser dans l'ombre du texte biblique. La rédaction Tolst. omet de nous apprendre le nombre des anges qui ont planté le Paradis (d'ailleurs incompréhensible dans T), passe sous silence les 409 000 géants qui périrent engloutis par le déluge et ignore Sarasaïl ou Sarsail. Il ignore également tout le passage con­cernant l'hommage que les anges doivent présenter au Créateur en rendant gloire à l'homme fait de ses mains, la révolte de Lucifer-Satan, la ruse de Satanail qui se transforme en ver et se fait avaler par le serpent (cf. supra, p. 39-42). Même s'il a connu ces éléments dans son modèle — ce qui n'est guère sûr, T et B pouvant avoir à leur base un intermédiaire interpolé, dont T a hérité du texte développé et B de l'Évangile de Barthélemy qui en est la source — l'auteur de l'apologue n'avait aucun intérêt à s'attarder sur des détails de second ordre. Son but est précis, et ii y va par le chemin le plus court.

« Et Dieu dit... » : boire sans mesure, c'est source d'une foule de péchés, car l'arbre garde encore une partie de la puissance maléfique dont i'a pourvu Satanail. Plus longue que la fable, la morale se donne libre carrière sur environ quatre colonnes.

Ce n'est donc plus un apocryphe romanesque, plaisant, que l'on lit au coin du feu ou que l'on raconte aux voisins pour les amuser, que nous avons dans le manuscrit Tolst., mais un grave sermon bâti selon les meilleures règles du genre : un argument, un exorde, une « culminatio ». L'argument est pris à l'Apocalypse de Baruch, l'exorde oppose les vertus de la sobriété aux méfaits de l'abus, la « culminatio » dépeint les châtiments des vicieux et exalte les récompenses des vertueux. L'auteur connaît bien son sujet. Pour donner plus de vigueur à ses menaces et à ses promesses, il prend à témoin les prophètes et les apôtres qui ont été admis à visiter le monde de l'au-delà : « saint Paul apôtre, le prophète Isaïe, Jérémie et Baruch et les autres saints ». Est-ce dire qu'il avait lu la Vision de saint Paul, la Vision d'Isaie, les Paralipomènes de Jérémie, l'Apocalypse de Baruch? Pour la dernière, c'est certain, et pour les autres rien ne nous interdit de le penser. Cette littérature était banale en Russie, au xve siècle, si banale que son rappel ne nous sert même pas pour situer l'auteur dans un milieu culturel déterminé. Aussi, pour approcher cet auteur, est-il plus utile d'évoquer cette littérature d'ascèse et de mysticisme qui, puisant aux sources les plus variées, s'est épanouie dans les milieux monasti­ques russes des mye et xve siècles, et qui nous a légué les gros recueils de lecture spirituelle qui s'appellent Izmaragd. Le premier Izmaragd connu est

2 c.

 

48                                                                       ÉMILE TURDEANU

du mye siècle (1). Au xve siècle, nous y trouvons une adaptation de la Vision de saint Paul. Détachant de cet apocryphe l'épisode des anges qui, à la tombée de la nuit et à la première heure du jour, montent au ciel pour présenter au Seigneur les péchés et les bonnes actions des mortels — à quelques détails près, l'épisode caractérise également l'Apocalypse de Baruch — un ecclésias­tique russe en a tiré un récit édifiant, destiné à implanter dans l'âme des fidèles la nécessité de la «prière de jour et de nuit» (:zeimorimunan momiTsa). Accepté ensuite dans les Prologues comme lecture spirituelle pour le jeudi de la deuxième semaine du Carême, et passé, dès ia fin du xve siècle, dans les Izmaragd, son ouvrage a atteint un large rayonnement et a influencé jusqu'à l'iconographie religieuse (2).

C'est à une fin semblable qu'a dû servir l'épisode détaché de l'Apocalypse de Baruch. Sa rédaction la plus ancienne (Toast.) est du xve siècle et se trouve justement dans un Izmaragd.

Centre national de la Recherche scientifique, Paris, décembre 1968.

(1)  V. A. Gorskij et K. I. Nevostruev, Opisanie slavjanskich rukopisej Moskovskoj Sinodal'noj biblioteki, II, 3, Moscou, 1862, p. 81. Nous n'avons pu consulter l'ouvrage de V. A. Jakovlev, K literaturnoj istorii drevnerusskich sbornikov. Opyt issledovanija « Izmaragda », Odessa, 1893.

(2) Voir Szepielewicz, op. cit., I, p. 94-98, et notre étude sur la Vision de saint Paul (Die Welt der Slaven, I, p. 427-429).

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